Eh !! Tas d’Âmes

Eh !! Tas d’Âmes

La reprise

Dans son dos un train passe de l’autre côté de la rivière. Le bruit métallique assourdissant des roues sur les rails monte tel la clameur d’une foule entassée sur les gradins d’une arène. Il est au milieu, seul, prêt au combat dans son habit de lumière. La tribune le regarde, un frisson lui parcourt l’échine…
« C’est bon, tu peux grimper, j’assure ! » fit une voix derrière moi. Je sors de mes chimères, le rêve s’achève. Le rocher est là devant moi, magnifique granit rose. Je lève le regard sur la paroi, le reflet du soleil sur les plaquettes brillantes me montre la voie. Un raclement de gorge pour la contenance puis … « départ ! » répondis je à mon équipier.
Les premiers pas échauffent le corps, lui remettent en mémoire des gestes oubliés depuis longtemps. Aujourd’hui j’ai choisi un itinéraire peu difficile.
C’est la reprise.
Les yeux au bout des doigts cherchent, palpent, trouvent, saisissent les prises. Les grains du granit pénètrent dans les doigts « c’est bon ça ! » dit la tête et le corps se hisse, puissance, force et souplesse féline. J’arrive à sa hauteur, elle est là toute proche, pimpante platine, le soleil me renvoie son clin d’œil. Complice ? Sûrement : au club, c’est notre rencontre préférée, l’important est de savoir l’approcher. Une dégaine décrochée du baudrier, je clippe la plaquette « Petzl ». Puis le réflexe revient, machinal : l’index et le pouce glissent la corde dans le mousqueton « reclip ! ». Cliquetis rassurant à mes oreilles.
Corps en équilibre, accroché à la falaise, le regard cherche, les yeux balaient le rocher à gauche, à droite, au dessus, toujours au dessus, tels des phares découvrant la route dans la nuit : ça manque de prises !
C’est la surprise.
Fine réglette, le pied se place, pousse, la gomme de la semelle mord le rocher, et dans le noir le gros orteil gueule « MAAAA… L !! » . Fissure, bossette, écaille, inversée, à plat, baquet … le long serpent rose de la corde se glisse entre chaque énigme résolue. Progression vers le haut de la paroi, récompense et salut de chaque plaquette « clip !! reclip !! » Sympathique carillon. Alors le corps se relâche, chaque membre, chaque muscle se détend jusqu’au visage même … qui sourit.
Le dièdre est là au dessus : nouvelle énigme. Se concentrer, réfléchir , on dit souvent : « grimper avec sa tête » . Aujourd’hui ce n’est pas facile.
C’est la reprise.
Partir à droite, espoir déçu, alors à gauche, c’est mieux. Je monte, je monte et … entre les pieds, coup d’œil bref vers le bas, le vide, le gaz, l’abime et la distance jusqu’au dernier point mousquetonné. Au dessus, la verticale, la raideur, l’à pic, le ciel et la plaquette suivante trop loin qui nargue le grimpeur.
« Cool Alain ! y a pas de problème, pas de souci ! » On dit aussi « y a pas de lézarde ». Stupide expression, car elle est là la lézarde, cramponnée au rocher vertical. Elle me regarde, je ne sais pas si elle se demande ce que je fous ici, égaré sur son territoire, mais à cet instant précis je me pose la même question. Le doute, la fatigue, la souffrance, la panique et … jurons injustifiés « Mer… y a rien ! C’est équipé à la co… ce passage expo ! ». Puis toute honte rentrée, on trouve la solution : fissure cachée, main placée, doigts accrochés et plus haut, plaquette mousquetonnée, sourire retrouvé.
C’est la reprise.
Et maintenant il fait le beau pour son copain en bas : « tu prends une photo ? Zoom grand qu’on voit bien MA silhouette se découper sur le ciel au dessus du gaz ! » … et pas modeste avec ça !
La suite est plus facile, on devient bavard en se rapprochant du relais. Voie terminée, repos mérité, sécurité, plaisir de clipper la chaine et tourner la virole du mousqueton à vis. Et puis ça sort du thorax comme une trompette « Vaaaa…chééé !! » hurle- t- il. Klaxon incongru dans cet univers serein.
D’ici on domine cette rivière nommée Allier : lieu de mes nombreux braconnages de jeunesse. Brochets, truites et barbeaux, coucou ! C’est moi ! Il se lâche, il s’égare, il délire. Forêt et verdure jusqu’à l’horizon, bruissement de l’eau sur les rapides de la rivière, un grand corbeau passe silencieux…
Ah ! Vl’a l’autorail qui repasse : il est bleu, jadis il était rouge, on appelait ça une Micheline, c’était bien comme nom Micheline. Et puis j’avais une copine qui s’appelait Micheline… c’est pas courant comme prénom aujourd’hui. Et maintenant ils appellent les trains TER. Pfff !!
Tiens ! Y’ a le copain en bas qui me crie quelque chose. Il s’inquiète, il s’impatiente. J’atterris de mon petit nuage. Le descendeur glisse le long de la corde suspendue au relais.
Je vous quitte. On se « rappel » A+
C’était la reprise

NB : toute ressemblance avec une situation vécue, n’est que pure coïncidence.

4 réflexions sur « Eh !! Tas d’Âmes »

  1. Content de savoir que tu as repris, Alain. ça tombe bien (voilà une expression que l’on utilise peu en escalade, non ?) il y a plusieurs nouveaux au club. Des débutants, en plus.

    Bel article en tout cas.

    A bientôt.

  2. Ah, ne me parle pas de Grenoble ! Que des prétentieux ! ils vous regardent faire votre noeud d’attache ou votre manip de corde avec un regard dédaigneux des gens qui se croient les dieux de la montagne ;-)

    Le GAG constate bien malheureusement la nouvelle perte (après ta soeur) d’un membre motivé du club. On va finir par créer une antenne à l’est (le Groupe Alpiniste Grenoblois ?) si cela continue.

    Bravo pour ta réussite et au plaisir de te revoir à l’occasion.

    Bises.

  3. Il est vrai qu’on se sent petit et débutant ici, au milieu des bons grimpeurs et skieurs. Il est vrai aussi que certains sont, comment dire… chauvins.
    Il faut venir en visite à Grenoble ;). On pourrait créer un système d’échanges GAG-clubs grenoblois :), un genre d’erasmus. Non je divague. Je resterai quand même toujours attachée à nos beaux volcans qui n’ont pas d’égal. Au moins en Auvergne, on ne se prend pas la tête :).
    J’espère lors de vacances ou weekend sur Clermont pouvoir venir un jeudi soir ou à une sortie.
    Au plaisir :)

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